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Rss "La tauromachie, la fusion des valeurs esthétiques avec les valeurs éthiques de l’existence


"La tauromachie, la fusion des valeurs esthétiques de l’art avec les valeurs éthiques de l’existence." par le philosophe Francis Wolff
On raconte l’histoire suivante : Dans les années 50, se rencontrent le grand philosophe allemand Heidegger et le grand philosophe espagnol Ortega y Gasset. Le premier demande, avec une pointe de xénophobie : « Pourquoi y a-t-il si peu de philosophes espagnols ? » Le second répond : « Et pourquoi y a-t-il si peu de toreros allemands ? »
Cette histoire est certainement inventée mais elle a un fond de vérité. Les pays à forte tradition philosophique ne sont pas des terres taurines et vice-versa.
[….]
Pourquoi philosopher sur les toros ? C’est vrai que la Fiesta n’a pas besoin de philosophie, de même que la peinture, la musique ou la poésie. Celui qui éprouvait le besoin de philosopher sur les toros, c’était moi.
Depuis environ 40 ans comme aficionado et philosophe professionnel j’éprouvais la nécessité de me retrouver avec moi-même. Faute de pouvoir guérir de ses passions, un philosophe doit s’efforcer de les exprimer dans le langage de la raison. Et dans mon cas, il s’agissait de solder une dette : rendre à la Fiesta de toros un peu de l’expérience absolument singulière et cependant universelle qu’elle m’a donnée et l’infinité de plaisirs qu’elle m’offre en les traduisant en une langue étrangère et universellement accessible (c’est au moins ce que j’ai essayé de faire) celle des concepts et des arguments.
[…]
On dit que la philosophie s’efforce de répondre à 2 questions fondamentales: « qu’est-ce ? » (notion d’essence) et « pourquoi ? »(notion de fondement). Ce qu’est la corrida de toros ? Nul ne peut répondre à cette question -et la philosophie encore moins- Mais on peut philosopher sur le fait que la corrida de toros n’est pas définie. On peut faire son histoire, décrire ses phases, déterminer ses règles mais on ne peut pas dire ce que c’est. Pourquoi ? Parce qu’elle n’entre dans aucune catégorie définie. Ce n’est ni un sport, ni un jeu, ni un sacrifice et ce n’est pas exactement un art ni vraiment un rite ; elle prend un peu de toutes ces pratiques et fait de tout ça une création originale et pour ainsi dire unique. Avec un peu de toutes les grandes pratiques humaines, aussi superficiel que soit ce « peu », elle crée sa propre profondeur.
Par exemple, au sport elle emprunte la mise en scène du corps et le sens de l’exploit physique. Des beaux arts, elle prend l’essentiel : la transformation d’une matière brute (qu’est la charge naturelle du toro bravo) en une œuvre humaine, harmonieuse, tempérée ; comme dans le dressage, l’animal s’humanise. Des cultes elle prend l’obsession des signes et par eux maintient le rituel hypertrophié qui la caractérise. Elle rend la tragédie réelle, car on meurt réellement mais néanmoins théâtralise la lutte à mort, car la vie et la mort se jouent, déguisé en habit de lumière. D’un jeu elle fait un art, car elle n’a d’autre finalité que son propre acte ; d’un art elle fait un jeu car elle laisse une part au hasard. C’est aussi un spectacle et peut être le plus spectaculaire de tous. Mais c’est le spectacle de la fatalité et en même temps de l’incertitude où tout est imprévisible –comme dans une compétition sportive-et à la fin connue d’avance – comme dans un rite sacrificiel. De telle manière que la corrida n’appartient à aucune catégorie mais à la réunion en un acte unique de tous les composants de la culture humaine. C’est ainsi que dans toutes les civilisations humaines où il y eut des toros bravos on inventa une tauromachie.
La seconde question philosophique est « pourquoi ? » Il y a une manière indirecte de répondre : Quelles sont les valeurs de la fiesta ?
Il y en de nombreuses. Valeurs écologiques : biodiversité, élevage intensif, équilibre de l’écosystème de la dehesa, respect de la nature de l’animal dans ses conditions de vie etc…Valeurs humanistes : grandeur de l’homme, victoire de l’intelligence sur la force, de la culture sur la nature etc… Valeurs éthiques : le courage, l’abnégation, la loyauté, le dédain de la souffrance, l’élévation du corps par le mental etc … Valeurs esthétiques, le beau et le sublime : le beau, soit la mesure, la disposition de toutes les parties en un tout, le sublime, soit la démesure, l’excès de toutes les parties dans le tout. Et la corrida de toros, parfois nous offre le beau, parfois le sublime.
Mais peut-être que le plus apparent est la singulière fusion de toutes ces valeurs que nous offre la fiesta de toros. Il s’agit d’une pratique, d’un spectacle, d’un art, d’un rite dans lequel les valeurs esthétiques se confondent avec les valeurs éthiques. Et c’est l’unique pratique vivante de ce type, je n’en vois pas d’autres. En général, à notre époque, d’un côté il y a l’art (qui produit parfois des œuvres belles et émotionnantes et parfois dérangeantes) et d’un autre côté il y a la vie (où parfois se manifestent des conduites dignes et sages quelques fois héroïques). Mais l’art s’oppose toujours à la vie.
La corrida de toros est précisément la fusion des valeurs esthétiques de l’art avec les valeurs éthiques de l’existence. Et cela nous ramène à l’origine de l’art ou à sa meilleure raison d’être dans laquelle le « beau geste » est en même temps un geste moral (pour ce qu’il montre de courage, de générosité, de grandeur et surtout de loyauté envers son adversaire), et aussi un geste artistique (pour ce qu’il montre d’harmonie, de pureté, d’équilibre, d’expression de pouvoir). Les grecs avaient un seul mot pour désigner ce qu’on admire dans une personne : kalon, qui signifie en même temps beau et bon.
Kalon est la posture du torero, non seulement quand il torée bien « comme Dieu l’exige » mais simplement en étant torero. Car kalon se réfère à la qualité du corps visible, à l’élégance sensible, à l’harmonie d’une œuvre équilibrée, mais aussi à la qualité de l’attitude morale , à l’élégance de l’âme, à la posture de celui qui est en harmonie avec le monde, en même temps serein et enlevé, en même temps attentif et éloigné des événements, éloigné de ses propres intérêts vitaux immédiats, jusqu’au point de s’élever au-delà de sa propre vie. La corrida nous dit : dans le geste torero, dans la suerte réussie, dans une belle série, dans une grande faena, on ne peut distinguer ce qui est éthique (courageux, ardent, conquis sur le risque de blessure ou de mort) de ce qui est esthétique (harmonieux, nécessaire, magnifique, sublime).
La corrida nous dit : le droit de tuer un animal respecté ne s’obtient qu’en jouant sa vie. Et ce risque n’est pas vain comme dans un pari d’adolescent, car il produit une œuvre, non avec le toro –adversaire dans le combat qui doit être dominé et vaincu- mais avec sa charge qui doit être formée, transformée qui doit être dirigée, calmée, caressée en somme dénaturalisée, pour devenir belle, humaine, poétique. La corrida réunit le beau et le bon, comme l’art populaire et savant, comme les deux côtés de toute création humaine, le soleil et l’ombre, la fête de la vie et la tragédie de la mort. Il n’existe aucune création humaine aussi riche. Pour cela, nous, aficionados, devons lever la tête de posséder un tel trésor.

Traduit de Taurologia
 
 
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Ecrit par: tem40, Le: 22/10/13


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