Visiteurs: 305202
Aujourd'hui: 10
 
Le flamboyant Antoñete a cessé de se consumer





Samedi, Antonio Chenel Albaladejo «Antoñete», torero tabaco y oro, a cassé sa pipe. A 79 ans. Broncho-pneumonie. La clope. On a dit de lui qu’il avait six doigts à une main : le sixième, une Marlboro. La cigarette est en partie à l’origine de sa vocation. Il est gamin, il habite chez son beau-frère, Paco Parejo, responsable des corrals dans les arènes de Madrid et, un jour, il voit Manolete prêt à entrer. Juste avant d’entrer en piste, Manolete fume. Il est adossé au mur de briques. Le halo de son personnage hiératique et sacré se mêle à la fumée de sa cigarette. Toréer, fumer, même encens. Le jeune Antonio est saisi par l’image. Il vit à Las Ventas, chez sa sœur et son mari, parce que son père, ouvrier, républicain et monosabio très populaire des anciennes arènes madrilènes, est en prison. Où il mourra de tuberculose. C’est un «rouge». Comme ses deux frères, fusillés par Franco.

Antoñete fut d’abord cette revendication : ne jamais renier sa classe et son origine. Il refusera toujours de toréer dans des habits bleus, couleur de la Phalange¨, le syndicat franquiste. Et contraint, à l’occasion, de brinder ses combats à Franco, il simulera le compliment obligé pour grincer entre ses dents sur cet «hijo de puta» perché, là-haut, dans sa loge. Antoñete se passionnait pour l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et surtout pour la bataille de Stalingrad. Il admirait la résistance du peuple russe. Il posera même en uniforme de l’Armée rouge. Mais, plutôt qu’en militaire, il se voyait en paysan russe «défendant sa datcha». En 1980, après une interruption, il revient à la corrida. Les envoyés spéciaux de la Pravda et des Izvestia viennent l’interviewer et The Times explique qu’il est «le mythe vivant de la tauromachie contemporaine». On ajoutera de la corrida, comme bohème.

Astre. Antoñete, connu comme fumeur, joueur, flambeur, noctambule, a tout connu. La faim dans l’Espagne misérable du marché noir des années 40, les capéas terribles autour de Madrid, la richesse soudaine, la ruine, les désastres, les triomphes, l’oubli, les os qui se cassent comme du verre à cause de la malnutrition de son enfance : 34 fractures. A 12 ans, il en paraît 6. Avec ses copains du quartier, il prend d’assaut les camions d’oranges et de patates qui remontent la calle de Alcala. Il ramasse les mégots dans les gradins pour les revendre, ne va pas à l’école, fermées aux fils de «rouges» et ne connaîtra le goût du lait qu’à 14 ans.

En 1953, il prend l’alternative, coupe oreilles à Las Ventas, rencontre un succès foudroyant, se ballade sur la Gran Via dans une grosse bagnole américaine. Et puis les hauts, les bas, les coups de corne, un trajet professionnel et privé chaotique, un mariage avec la fille d’un banquier richissime, un divorce qui le met sur la paille, la bringue, la fumée, la tombola du toro. Un coup le gros lot, un coup la bronca. Sa légende madrilène se tisse sur ses épiphanies et ses éclipses. Un astre. On le compare au fleuve Guadiana qui surgit et disparaît.

En 1965, il torée à peine, songe à se faire banderillero, mais le 8 août coupe, toujours à Madrid, deux oreilles à un toro de Félix Cameño, qui le ressuscite. L’année suivante, le 15 mai, il donne à Atrevido, un toro blanc d’Osborne, une faena mythique à la fin de laquelle José Montes Iñiguez, dit l’«Ingénieur du gradin 9», professeur à l’université des sciences et aficionado pointu, se dressera de son siège pour déclarer qu’il venait d’assister «à la faena la plus immense de tous les temps». Pourtant, à la sortie en piste d’Atrevido, Antoñete n’y avait pas cru. Atrevido grattait le sable et sa robe étrange, blanc sale avec des sortes de lunes noires, l’avait fait grommeler : «Ah, voilà la vache laitière.»

Après ? Un chef-d’œuvre de toreo pur, classique, cristallin. Antoñete a commencé son parcours comme un torero qui ne crachait pas sur les effets faciles : toréer à genoux, etc. Mais ce trémendisme n’était pas dans sa nature. En fait, sa carrière est allé vers toujours plus de pureté et d’authenticité. Il se méfiait des chicuelinas et du toreo à pieds joints. On ne l’a jamais vu par la suite faire une manoletina. Lui, c’est : appeler les toros à la distance juste, capter leur charge dans sa muleta tendue en avant, la conduire avec temple et le plus naturellement du monde. Plus les toros l’ont cassé, plus son style s’est quintessencié.

Porcelaine. En 1971, nouveau trou noir. Il abandonne la corrida. Repique au truc en 1973 parce qu’il est fauché, disparaît à nouveau en 1975 , se fait oublié au Vénézuela, revient donc en 1980. A Bilbao en 1981, le soleil lui crie : «Dehors grand-père» quand l’ombre l’ovationne. Le soleil de Bilbao était aveugle. Malgré ses poumons noirs, Antoñete est plus lumineux que jamais et, l’année précédente, il a à nouveau enfiévré Las Ventas : «En 1980 à Madrid, quand je suis revenu, beaucoup m’avaient oublié ou ne me connaissaient pas. Dès les premiers coups de capes, en entendant les murmures d’approbation, j’ai su que j’étais à nouveau moi.» Lui, c'est-à-dire une sorte de vieux cow-boy madrilène, un torero de l’asphalte mélancolique, laconique et enroué, un personnage légendaire du Madrid de la Movida et, pour les aficionados, une référence, précieuse comme une porcelaine Ming.

Le 7 juin 1984, il coupera 3 oreilles à deux toros de Garzon avec une tauromachie «d’une pureté irréprochable», écrira Joaquin Vidal dans El Pais. Une tauromachie patrimoniale et hors d’âge. Elle s’oppose à la mode du combat dans les cornes, étouffant, fait de demi-passes. Lui qui souffrait d’insuffisance respiratoire faisait respirer le toreo. Il avait fêté ses 66 ans, à Madrid évidemment, en combattant deux toros payés par lui. L’entrée était gratuite. Il avait arrêté sa carrière le 1er juillet 2001 à Burgos. Il s’était évanoui en piste. Plus d’air dans ses poumons. A côté de son traditionnel habit lilas et or, son corps a été exposé lundi à Las Ventas où, depuis longtemps, une céramique orne la demeure de son enfance : «cette maison fut sa maison ; cette arène est son arène.» Son cercueil est sorti par la Grande Porte.

Jacques Durand





tem40 Le: 30/10/11
Dernière ligne droite Le rêve mexicain
Image aléatoire
Galerie
Recherche